Quand la Russie montre que son ennemi n'est pas celui que l'on croit
Publié le 9 Août 2016
On croit que la Russie est engagée contre l'Etat Islamique ? Erreur ! En tout cas, elle ne l'est pas entièrement, car elle n'hésite pas à faire des affaires avec son ennemi pour sauvegarder ses propres intérêts.
Cela jette une lumière crue sur les relations qu'entretient la Russie avec les forces présentes en Syrie. Le maître mot est d'abord de privilégier le commerce, le reste étant accessoire comme la liberté du peuple Syrien.
La Russie montre et démontre une fois de plus que les droits de l'Homme passent après les affaires pour la Russie...
Un article du journal 'Le Monde' daté du 4 mars 2016
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En Syrie, le régime, la Russie et l'EI unis pour du gaz
La centrale de Twinan, dans l'est du pays, a fait l'objet d'une coopération très intéressée
A 75 kilomètres au sud-ouest de Rakka, la " capitale " syrienne de l'organisation Etat islamique (EI), des torchères continuent d'éclairer la nuit dans un coin perdu de steppe. Le champ de gaz de Twinan et son usine attenante ont été épargnés par les bombardements qui ravagent la Syrie, si l'on excepte un raid aérien de la coalition menée par les Etats-Unis, début décembre 2015. Jusque-là, le complexe a bénéficié de la bienveillance intéressée des autres belligérants : l'installation a été au cœur d'un accord impliquant les djihadistes de l'EI et le régime. Comme l'a révélé la revue Foreign Policy et comme l'ont confirmé au Monde plusieurs sources syriennes, cet accord contre-nature implique un troisième acteur : la société russe Stroytransgaz.
Tout commence en 2007, quand la Syrie accorde, pour 160 millions d'euros, le contrat de la construction de l'une des plus grandes installations gazières du pays à Stroytransgaz, détenu par l'oligarque Guennadi Timtchenko, et épaulé par une société syrienne, Hesco, appartenant à l'homme d'affaires George Haswani. Les deux hommes sont très proches des dirigeants de leurs pays respectifs, Vladimir Poutine et -Bachar Al-Assad. Le premier, sixième fortune russe selon le magazine américain Forbes, a été placé en mars 2014 par le Trésor américain sur une liste noire établie après l'annexion de la Crimée par Moscou ; le second est visé, depuis novembre 2015, par Washington pour des activités de contrebande pétrolière entre l'EI et le régime syrien.
Ingénieurs russes sur le site
Les travaux, commencés en 2007, s'interrompent en janvier 2013 quand des groupes rebelles prennent le contrôle de la région. Ils en sont chassés à leur tour par l'EI en janvier 2014. Entre-temps, Hesco se serait fait verser 120 millions d'euros en guise de dédommagement par le ministère syrien de l'énergie, selon des informations recoupées par Bachir Al-Ibad, un activiste de la révolution syrienne de Deir ez-Zor et ancien porte-parole d'une brigade de l'Armée syrienne libre (ASL). La revue Ayn Al-Madina (" L'Œil de la ville "), un magazine bimensuel de la région qui s'est notamment spécialisé dans la " surveillance " des activités gazières et pétrolières de l'EI, confirme également. Jointes par Le Monde, ces deux sources livrent le même récit de la suite des événements.
A l'arrivée des djihadistes de l'EI, les travaux sur le site reprennent. Le 12 janvier, le quotidien gouvernemental syrien Tishreen annonce même, sur la foi d'informations officielles, la " livraison au ministère de l'énergie et pour la fin de l'année de l'usine de Twinan par Stroytransgaz ". Et le quotidien de féliciter Stroytransgaz et les Russes en général : " Les compagnies pétrolières russes ont prouvé leur capacité d'adaptation à toutes les conditions, elles sont celles qui respectent leurs contrats dans le monde en général et en Syrie en particulier. " Mais jamais les lecteurs de Tishreen ne sont informés que les nouveaux occupants sont les djihadistes de l'EI…
Au tournant de l'année 2014-2015, les travaux s'achèvent et l'installation est livrée. Stroytransgaz n'a pas chômé. Au point que la présence d'ingénieurs russes sur le site durant cette période est aujourd'hui dénoncée par des responsables turcs et un ancien commandant rebelle de l'ASL de la région, contacté par Foreign Policy. Directeur de la rédaction de Ayn Al-Madina, Ziad Awad confirme la dernière visite d'un ingénieur russe, acheminé par hélicoptère, en juin 2015.
Les négociations entre l'EI, le régime syrien et Hesco débutent très rapidement, début 2015. A la manœuvre côté EI, le diwan -Al-Rakaz, le " bureau ", qui supervise l'industrie des hydrocarbures sur les territoires contrôlés par l'organisation. A Twinan, c'est Abou Bakr Al-Ourdouni, un ancien étudiant jordanien en pétrochimie, qui règne sur le site, flanqué d'un adjoint chargé de la sécurité, le Saoudien Abou -Al-Hassaïb Al-Jazraoui, chef de la Hisba (la police islamique de l'EI).
Le " loyer " fixé par les djihadistes de l'EI en contrepartie de la protection des installations est alors fixé à 15 millions de livres syriennes (72 000 euros) mensuels, auxquels s'ajoutent des taxes. Ainsi, des employés chrétiens se sont vu imposer " 24 grammes d'or en guise de jizya - l'impôt dû par les non-musulmans - , payés par Hesco. La plupart ont été exfiltrés après des intimidations de la part de l'EI ", selon les récits d'anciens employés au Monde.
Après deux mois de négociations, les deux parties conviennent de se partager la production de la centrale électrique d'Alep, alors contrôlée par l'EI et alimentée par le gaz de Twinan, 50 mégawatts allant au régime et 70 mégawatts à l'organisation djihadiste, selon Bachir Al-Ibad et le collectif " Rakka se fait massacrer en silence ". Une répartition confirmée par Ayn Al-Madina. Selon les calculs de la revue, l'EI engrange alors 120 000 dollars (109 000 euros) par jour.
Tensions
Taha Ali, un ingénieur précédemment en poste à l'usine de gaz Koniko de Deir ez-Zor, est transféré par le régime à Twinan pour y assurer la direction des opérations. Victime des tensions entre les djihadistes et le régime, il est exécuté à l'été 2015 sous les yeux des ouvriers de l'usine. Les opérations militaires et les difficultés d'approvisionnement en pièces détachées ont fini par faire plonger la production, et les deux camps s'opposent désormais sur son partage : la centrale électrique d'Alep vient en effet d'être reprise par le régime à l'EI, et ce dernier refuse de livrer du gaz à d'autres centrales du régime.
Aujourd'hui, 20 000 mètres cubes de gaz sont produits, en pure perte, très loin des mois fastes de 2015, quand le complexe produisait quotidiennement jusqu'à un million de mètres cubes et 2 000 barils de condensat. L'entreprise Hesco continue de nier toute collaboration passée ou présente avec l'EI ; la société Stroytransgaz n'a pas répondu au Monde.
Madjid Zerrouky