Ce grand pays démocratique qu'est la Russie !
Publié le 18 Février 2015
Encore une fois, la Russie montre qu'elle est un grand état démocratique. En muselant une presse qui n'est ni libre ni indépendante, elle peut s'enfermer dans un mensonge d'état à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières.
Aujourd'hui, le pays lance en grandes pompes un nouveau service international multimédia basé sur une propagande effrénée.
Tout est donc bon pour imposer ses vues au monde, même le fait de travestir la vérité, en d'autres termes, de mentir effrontément...
Un article du journal 'Le Monde' daté du 25 Novembre 2014
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Les médias, machine de guerre du Kremlin
Le service international d'information Spoutnik entend contrer la " propagande agressive " de l'Occident
Vitali Katsenelson a fait le test. Cet investisseur américain, qui a grandi dans l'ex-URSS, a passé une semaine à regarder la télévision russe et voici, en résumé, ce qu'il en a retenu : si la Russie n'avait pas repris la Crimée, la marine américaine aurait pris la place de la flotte russe ; il n'y a pas de troupes militaires russes en Ukraine, pas plus que nulle part ailleurs ; le vol de la Malaysian Airlines a été abattu par un missile tiré par l'Ukraine ou par un avion de l'OTAN lors d'un exercice en vol ; l'Ukraine est un pays profondément corrompu et submergé par les antirusses et les néonazis. " Je dois le confesser, concluait Vitali Katsenelson dans un long compte rendu publié le 18 novembre sur le site Business Insider,il est difficile de ne pas douter après cela. " En Russie, l'information devient plus que jamais un enjeu stratégique et la confrontation avec les médias occidentaux un terrain de bataille.
Quasi simultanément, tandis que la chaîne américaine CNN annonçait qu'elle suspendait sa diffusion en Russie à la suite " des récents changements dans la législation russe sur les médias ", qui imposent notamment aux étrangers de réduire leur participation, Moscou lançait Spoutnik. Inauguré le 10 novembre, ce nouveau service international multimédia financé par l'Etat vise ni plus ni moins qu'à lutter contre " la propagande agressive " de l'Occident en fournissant une " interprétation alternative " des événements dans le monde. La chaîne est conçue comme une machine de guerre avec des moyens conséquents : 2 300 salariés ont rejoint le nouvel outil médiatique du Kremlin.
" Point de vue unipolaire "
Créé en l'espace de quelques mois à partir des réseaux de l'agence de presse Ria-Novosti et de la radio La Voix de la Russie, réunies au sein de l'agence Rossia Segodnia – propriétaire de la chaîne de télévision Russia Today, 3 000 salariés –, Spoutnik sera diffusé en 30 langues. " Nous sommes contre la propagande agressive qui nourrit le monde et impose un point de vue unipolaire ", affirmait alors son directeur, Dmitri Kisseliov, un présentateur de télévision connu pour ses commentaires au vitriol contre l'opposition ou les homosexuels, et désormais interdit d'entrée en Union européenne depuis l'annexion de la Crimée par la Russie.
Au siège de Rossia Segodnia, à Moscou, la méfiance est de mise envers le journaliste étranger, scruté dès l'entrée par une webcam et prié d'envoyer ses questions au préalable. Il aura ainsi fallu échanger dix courriels pour obtenir rendez-vous avec Margarita Simonian, rédactrice en chef de la chaîne de télévision Russia Today et de Spoutnik. " Nous ne donnons pas le point de vue du Kremlin mais celui de la Russie, comme France 24 ou la BBC, qui montrent les valeurs de la France et de la Grande-Bretagne, ou Al-Jazira pour le monde arabe, assure cette jeune femme de 34 ans en désignant du menton un mur d'écrans devant elle. On regarde les médias, on voit ce qu'ils ignorent, ce qu'ils laissent de côté, et nous, on fait l'inverse. "
L'autocritique sur les outrances de la télévision russe liées au conflit en Ukraine n'est ici pas de mise. Et les récentes mises en garde de l'Ofcom, l'autorité régulatrice des télécommunications au Royaume-Uni, qui menace de retirer son agrément à la chaîne Russia Today, diffusée dans le pays depuis 2005, en raison de son traitement " partial ", n'émeuvent pas. " Nous avons déjà eu ce problème, il y a deux ans avec la Libye, balaie Margarita Simonian. Il ne faudrait montrer que le point de vue de l'OTAN. Mais si les Occidentaux avaient entendu plus de voix différentes, il n'y aurait pas eu toutes ces erreurs, en Irak, en Syrie ou en Libye, qui coûtent cher à tout le monde. "
Quatre étages plus bas, des dizaines de jeunes, le regard rivé à leurs écrans, mettent en ligne en russe, en anglais, en français, en espagnol ou en arabe, les dernières informations, souvent factuelles, avant qu'elles ne soient reprises et commentées à la télévision. Au-dessus de leurs têtes, dans cet espace qui ressemble à une salle de marché, un immense panneau numérique circulaire affiche en rouge le nouveau soutien financier apporté ce jour-là par les Etats-Unis à l'Ukraine.
La guerre de l'information entre l'Est et l'Ouest ne fait sans doute que commencer. Car le Kremlin a d'autres projets pour faire valoir son point de vue sur la scène internationale, comme celui d'ouvrir prochainement la chaîne de télévision Russia Today en France et en Allemagne. " Nous devons gagner les esprits ", expliquait le 5 novembre Vladimir Poutine à des historiens, après avoir vanté l'" efficacité " des affiches soviétiques. " Quand nous convaincrons la majorité des gens que notre position est correcte, objective, et qu'elle joue pour le bien du peuple, nous aurons des millions et des millions de partisans. " Le chef du Kremlin ne pensait sans doute pas alors seulement aux livres d'histoire, mais bien à contrer les médias occidentaux accusés de donner une " mauvaise image " de la Russie.
" Vous allez voir, en France, ils vont embaucher des stars de la télévision à prix d'or, avance Sergueï Parkhomenko, un journaliste indépendant. La Russie est gouvernée par un groupe qui pense foncièrement que tout peut s'acheter, absolument tout, comme ils ont acheté les Jeux olympiques, le Mondial de foot 2018, les Mistral ou même un chancelier allemand. Aujourd'hui, on mobilise les médias, comme on mobilise l'armée, les finances, la diplomatie. C'est une nouvelle étape qui se développe très vite. "
" Il faut résister "
En parallèle, le pouvoir russe, qui contrôle les grands médias directement ou par le biais d'entreprises alliées, réduit de jour en jour l'espace occupé par les organes indépendants. Ceux-ci sont pourtant cités par Margarita Simonian, patronne de Russia Today et de Spoutnik, pour illustrer la pluralité des points de vue en Russie.
La télévision Dojd, suspendue de diffusion nationale, n'est plus que l'ombre d'elle-même, et la radio Echo de Moscou, symbole de la liberté de ton en Russie, vient de réchapper de peu au même sort. Détenue à 66 % par Gazprom Media, filiale du géant gazier Gazprom, cette station risquait de perdre son rédacteur en chef et fondateur emblématique, Alexeï Venediktov. Ce dernier s'est farouchement opposé au licenciement d'un journaliste, réclamé par l'actionnaire suite à un tweet de mauvais goût sur la mort du fils de Sergueï Ivanov, chef de l'administration présidentielle, et à un reportage en Ukraine.
Le différend, finalement, s'est résolu, mais la célèbre radio reste sous surveillance, avec la nomination, il y a peu, d'une nouvelle direction administrative. " Nous ne sommes pas l'opposition, nous sommes des professionnels et cela est très mal vu, il faut résister ", martèle dans son bureau Sergueï Bountman, cofondateur et adjoint d'Alexeï Venediktov depuis 1998.
Face au rouleau compresseur de la télévision, le match s'annonce cependant inégal. Rossia Segodnia et ses versions délocalisées touchent un potentiel de 700 millions d'auditeurs et de téléspectateurs. " La propagande russe fonctionne en forçant votre cerveau droit, la partie émotionnelle, à prendre le pas sur votre cerveau gauche, la partie logique ", constatait Vitali Katsenelson après avoir regardé la télévision russe pendant une semaine.
Isabelle Mandraud